Shaelynn ( xxx-xxx )

Background :

Une des premières Cynwäll et conseillère de la nation.

Cry Havoc Nr. 6 Page 50-55.
Les exilés.
L’inconnu attendait depuis longtemps aux portes de Laureken. Lahn commençait à peine à darder ses rayons sur Aarklash, mais le Daïkinee avait déjà eu une longue journée. Il n’avait pas dormi de la nuit. Il ne devait pas faillir. Bientôt, le prince tenterait de quitter la capitale de Quithayran. Ensuite, il serait trop tard pour le suivre. Outre ce terrible impératif, l’inconnu s’inquiétait des silhouettes qui se massaient dans les rues voisines. Visiblement, la rumeur s’était déjà répandue dans la cité elfique : Elhan avait abdiqué au profit de Silmaë. De toute évidence, il n’était pas le seul à attendre le prince. Pourquoi ? Désormais, sa mort n’apporterait rien d’autre à son assassin que l’opprobre de tout un peuple. Dans le doute, l’inconnu serra contre lui son bâton de marche et rajusta le capuchon de sa cape pour qu’il masque complètement son visage. Au même instant, une nouvelle silhouette s’avança vers les portes. Reconnaissant immédiatement la démarche d’Elhan, l’inconnu fut le premier à réagir. Pourtant, il n’osa pas aller à la rencontre du prince, tout au plus se prépara-t-il à le suivre dans les profondeurs de Quithayran. Les Daïkinees regroupés devant les portes n’avaient pas les mêmes intentions. Ils furent nombreux à marcher vers le prince. Instinctivement, celui-ci porta la main à la garde de son épée. Ceux qui se précipitaient vers lui étaient des serviteurs du palais et des proches de la famille royale. L’inconnu demeura dans l’ombre, prêt à intervenir. Visiblement, le prince aussi avait reconnu ceux qui s’avançaient vers lui.
— Que me voulez-vous ?
— Nous avons appris la nouvelle, Altesse.
— Ne m’appelez pas ainsi, surtout si vous avez appris la nouvelle.
— Alors, c’est vrai ? Vous avez été vaincu ?
— Si tel était le cas, je ne serais pas ici, mais dans une geôle. J’ai décidé de partir.
L’inconnu remarqua que tous les elfes présents sur la place écoutaient cette conversation. Entendant cette dernière réplique, beaucoup secouèrent la tête, comme hébétés. L’interlocuteur du prince restait sans voix. Un autre, plus jeune, prit le relais.
— Je veux venir avec vous, mon prince !
— Je ne suis plus ton prince… et je pars seul.
— Mais je ne peux supporter de rester ici !
— Pourquoi ?
— Je vous ai prêté allégeance, je me suis battu pour vous. Cela fait tant d’années que j’attends de vous voir monter sur le trône que je ne supporterai pas de voir un autre le faire !
— Moi, je le supporte. Alors, si tu m’as vraiment prêté allégeance, tu le supporteras aussi. Et tu ne viendras pas avec moi. Je pars loin d’ici, loin de Laureken et de notre forêt. Tu n’y survivrais pas.
Le jeune elfe était abattu. La voix d’Elhan était douce, mais son discours ne souffrait aucune réplique.
— Mon exil me coûtera peut-être la vie. C’est un risque que je ne peux faire courir à aucun autre elfe.
À ces mots, une femme s’avança.
— Moi, je veux le prendre.
Le poids de sa décision et de la dernière nuit pesait lourdement sur Elhan. Sa patience était déjà à bout. Il embrassa du regard l’assemblée et, à regret, força la voix pour que tous l’entendent.
— Je ne suis plus votre prince. Vous devez obéissance au roi Silmaë. Je pars loin de Quithayran pour trouver quelque chose qui n’a d’importance qu’à mes yeux. Retournez à vos vies et oubliez-moi !
L’elfe qui avait provoqué cette déclaration s’avança de nouveau.
— Je pourrais vous oublier, mais pas les questions qui hantent mes nuits.
L’inconnu et Elhan se raidirent. Le prince s’approcha de l’elfe.
— Quelles questions ?
— Pourquoi les humains sont-ils venus sur Aarklash ? Que font-ils dans la plaine d’Avagddu ? Leur présence me fait peur. J’ai l’impression que notre monde change. On m’a dit que vous vous posiez les mêmes questions. Que c’est pour ça que vous ne poursuiviez pas Serrèlis.
Elhan resta pétrifié. L’inconnu pouvait lire le doute sur son visage. Finalement, l’ancien prince posa la main sur l’épaule de la femme.
— Quel est ton nom ?
Shaelynn.
— Shaelynn, es-tu prête à devenir une cynwäll ?
— Si c’est le prix à payer pour trouver les réponses… oui.
— Alors, tu peux venir avec moi.
Shaelynn sourit comme une enfant. Encouragés par ce succès, d’autres elfes s’approchèrent du prince. Parmi eux, l’inconnu reconnut Érysio, un ancien conseiller.
— Majesté, nous aussi nous voulons trouver des réponses.
Elhan se retourna et les contempla avec gentillesse.
— Non, vieil ami, vous croyez que je pars organiser une rébellion, mais il n’en est rien. Votre place est ici, avec mon frère.
— Il faudrait que votre frère en soit convaincu. Nous vous avons toujours soutenu, nul doute qu’il nous considère toujours comme des ennemis et ce, malgré votre départ. Rester ici est trop dangereux pour nous.
— Pas plus que de venir avec moi. Au moins, vous avez de bonnes raisons de rester, alors que vous n’en avez aucune pour venir avec moi.
D’autres Daïkinees s’avancèrent.
— Nous voulons vous suivre, prince, nous vous avons toujours préféré à votre frère !
— Vous me préférez alors que vous ne me connaissez pas. Mon frère sera un bien meilleur souverain. Restez ici et soyez de bons Daïkinees.
Un vieil elfe solitaire fit un pas vers Elhan
— Je vous accompagne. Je n’ai jamais été un bon Daïkinee et ne le serai pas plus après votre départ. Je préfère être un cynwäll.
À nouveau, Elhan douta.
— Alors, tu peux venir avec moi.
À la suite du vieil elfe, d’autres prirent la parole. À chaque fois, Elhan mit à l’épreuve leur motivation et leur conviction. Il ne retint que les parias, comme lui, et rejeta les agitateurs politiques et les adorateurs écervelés. Au bout du compte, tous les elfes présents s’étaient soumis à la sagacité du prince cynwäll… tous, sauf l’inconnu. Caché dans l’ombre, celui-ci réalisa que le départ était imminent. Il ne pouvait plus se contenter de le suivre. Il fallait se joindre à cette fraternité, maintenant ou jamais.
L’inconnu se concentra un bref instant, puis s’approcha.
— Elhan. Je veux également te suivre.
L’exilé se tourna vers l’inconnu.
— Pourquoi, vieil elfe ?
Akaris rabattit la capuche qui cachait son visage.
— J’étais déjà un exilé bien avant d’entrer à ton service, Elhan.


Vers Wyde
Le vent soufflait si fort dans la vallée que les exilés ne s’entendaient pas les uns les autres. Progressant le long d’une paroi rocheuse, ils luttaient à chaque instant contre les bourrasques qui menaçaient de les jeter dans le vide. Elhan menait la troupe, Akaris fermait la marche. Aucun des deux ne prêtait attention au spectacle de la nature : cette vallée tapissée d’une majestueuse forêt et encadrée par des sommets si impressionnants que personne ne pouvait douter qu’ils avaient été façonnés par les dieux. Akaris ne pensait qu’à la pierre sous ses pieds et contre ses mains, à la peur de chuter. Pourtant, il s’étonna de la nature de cette angoisse. Au fil de ces longues semaines d’exil, l’idée de perdre la vie avait laissé la place à une étrange sensation. Désormais, il se préoccupait plus des autres exilés que de lui-même. L’immobilité de celui qui le précédait ramena Akaris à la réalité. Relevant la tête, il aperçut, à l’autre bout de la file indienne, Elhan qui tentait de lui parler. Rien à faire, la fureur du vent étouffait tous les sons. Elhan se ravisa et montra une corde à Akaris, puis désigna l’exilé placé derrière lui. Akaris comprit aussitôt la mesure qu’Elhan souhaitait prendre. Au même instant, une bourrasque souffla sur les exilés ; Shaelynn perdit l’équilibre et tomba. Les Daïkinees restèrent pétrifiés, contemplant leur camarade qui semblait flotter dans le vide, le visage crispé par la peur. Les regards d’Elhan et d’Akaris s’étaient croisés au moment même où Shaelynn était emportée. Sans réfléchir, Akaris avait tendu la main et, comme par réflexe, Elhan lui avait jeté une extrémité de la corde. Tout en la saisissant, Akaris avait sauté dans le vide. Stupéfaits, les exilés se précipitèrent pour tenter d’aider Elhan, tandis que le maître d’armes filait comme une flèche vers Shaelynn. Le prince avait bon espoir que le poids supérieur d’Akaris permettrait à celui-ci de rattraper la jeune femme en plein vol. Akaris, lui, ne pensait à rien. Il sentait le contact rugueux de la corde dans sa main gauche et la tension des muscles de son bras droit, tendu vers le vide. Le vent glacé fouettait ses joues et agitait, loin en dessous, les branches des arbres. Traversant la forêt, une rivière serpentait et terminait sa course dans une bruyante cascade. Des oiseaux volaient et chantaient un peu partout. Quelques cailloux, arrachés à la montagne par la chute de Shaelynn, rebondissaient le long de la paroi. L’exilée criait, mais Akaris ne pouvait pas l’entendre. Il constata simplement que la distance qui le séparait d’elle diminuait rapidement. Le maître d’armes sentit un léger frôlement lorsque ses doigts touchèrent ceux de Shaelynn, des doigts dont l’exil n’avait pas encore détruit la délicatesse. Il saisit vivement la main qu’elle lui tendait, mais sans serrer. Au même instant, la corde se tendit, mettant un terme à la chute des deux exilés. Tout en haut, Elhan s’était raidi du mieux qu’il pouvait, la corde enroulée autour de la taille. C’était pour le suivre qu’Akaris et Shaelynn avaient mis leur existence en danger ; il ne les laisserait pas mourir. Mais les deux exilés pesaient lourd. Plus bas, Akaris supportait la charge d’un seul bras. Il prit conscience de la douleur qui déchirait son muscle et se concentra pour ne pas en souffrir. Il sentit soudain la main de Shaelynn lui échapper. D’un regard, le maître d’armes comprit ce que la jeune Daïkinee tentait de faire et raffermit aussitôt sa prise pour ne pas la laisser tomber. Sur la corniche, les exilés aidaient Elhan à remonter leurs deux compagnons. Lentement, Akaris et Shaelynn se rapprochaient de la troupe. Akaris appuya ses jambes contre la paroi et incita Shaelynn à faire de même. La montée en fut facilitée et, en un temps étonnamment court, les deux elfes se retrouvèrent sur la terre ferme auprès de leurs compagnons. Elhan était heureux de voir son vieux maître sain et sauf. Pourtant, il perçut quelque chose de nouveau dans son regard. Sans dire un mot, Akaris saisit la corde et fit signe à tous ses compagnons de se la passer autour de la taille. Plus aucun exilé ne tomberait seul.


La fin ?
Akaris se réveilla en sursaut. Maladroitement, il alluma une bougie et la lumière se répandit dans sa chambre. À nouveau, on toqua à la porte.
— Entrez.
Elhan ouvrit la porte, mais n’entra pas. Akaris le contempla sans rien dire. Puis, l’exilé se décida à entrer. Il s’empara d’un tabouret et s’assit au chevet de son ancien maître.
— On m’a dit que vous étiez très malade.
— En effet.
— Vous êtes comme moi, immortel. Vous ne pouvez pas être mourant.
— J’ai pu le décider.
— Pourquoi ?
— Je n’ai plus rien à faire ici.
Elhan dévisagea son maître.
— On m’a dit que vous écriviez un livre.
— J’ai terminé.
D’un geste, Akaris désigna un grimoire sur son bureau. Elhan se releva et alla inspecter l’ouvrage. Sur la couverture, il pouvait lire Enseignements d’Akaris. Elhan ouvrit le livre et lut les dernières pages.
— Il n’est pas terminé.
— En effet.
— Pourquoi mourir alors ?
— Je ne peux pas écrire la suite.
Elhan referma le livre.
— Est-ce pour cela que vous m’avez fait venir ?
— Non, je voulais te revoir une dernière fois.
— Voilà un désir bien honteux, mon maître.
— Je suis suffisamment confiant dans ma lucidité pour me permettre quelques écarts.
Elhan se retourna vers Akaris.
— Bien, vous m’avez vu.
Akaris soupira.
— Tu m’en veux toujours ?
— Vous connaissez la réponse.
— Voilà une rancune bien honteuse, mon élève.
— Il ne s’agit pas de rancune. Mon expérience passée démontre que je ne peux vous faire confiance. Je ne veux plus prendre le risque d’être trompé.
— Pourtant, tu es venu.
Elhan détourna le regard. Il serra le poing et l’appuya sur la couverture du grimoire.
— J’ai une question à vous poser.
— Je t’écoute.
— Qu’avez-vous vu chez les Keltois du clan des Drunes ?
— Pourquoi cette question ?
— Le peuple de Kel s’est à nouveau divisé. Certains d’entre eux ont eu une révélation. Ils prétendent qu’un dieu unique viendra bientôt sur Aarklash pour nous détruire et bâtir un monde nouveau. Et, bien que ces mortels prétendent servir le Principe de Clarté, je ne suis pas persuadé qu’ils luttent pour les idéaux de la Lumière.
La douleur pouvait se lire sur le visage d’Akaris.
— Vous saviez que cela arriverait, n’est ce pas ? Qu’avez-vous vu chez les Drunes ?
— J’ai vu les Ténèbres.
— Est-ce que les Ténèbres sont le Mal ?
— Pas plus que la Lumière n’est le Bien.
— Que représentent ces deux choses ?
— C’est pour répondre à cette question qu’Aarklash aura besoin des exilés.
Les yeux d’Elhan étaient humides. Il revint s’asseoir au chevet de son maître.
— Pourquoi ne pas avoir commencé par là, ce jour où vous m’avez mis un bâton entre les mains ?
— M’aurais-tu écouté, alors ?
— Oui !
— Je n’en étais pas certain. Et moi-même je ne savais pas où j’allais. J’avais seulement la certitude que les Daïkinees avaient un rôle à jouer dans le conflit qui s’annonçait. Je voulais te préparer à cela.
— En provoquant mon exil ?
— Non, l’annonce de ton abdication fut une véritable défaite. J’ai cru que tout était perdu.
— Pourquoi m’avoir suivi ?
— J’ai pris du recul. Je me suis rendu compte que je devais aller jusqu’au bout. Si les Daïkinees ne voulaient pas m’écouter, peut-être que les exilés le feraient. Je ne regrette pas ma décision.
— Vous m’avez manipulé.
— J’espérais qu’en provoquant ton élévation, je te rallierais à ma cause. Mais je fus pris à mon propre jeu.
— C’est-à-dire ?
— C’est toi qui m’as fait atteindre la Vérité.
Interdit, Elhan préféra ne pas interrompre son mentor.
— Tout ce temps, j’ai cru être le maître, alors qu’en vérité, j’étais l’élève. T’inculquer la lucidité m’a forcé à la rechercher moi-même.
— Vous vous êtes élevé, pas moi.
— Tu t’élèveras bientôt.
Du regard, Akaris avait montré le grimoire. Elhan le regarda un instant, puis revint à son maître.
— Votre décision est irrévocable ?
— Je n’ai plus rien à faire ici.
Elhan lutta contre le chagrin qui l’envahissait.
— Vous aviez raison. Les Ténèbres et la Lumière s’affrontent sur Aarklash. Les peuples se déchirent.
— J’aurais préféré avoir tort.
— J’ai au moins une bonne nouvelle à vous annoncer. Vous aviez également raison pour Wyde : la fratrie n’a cessé d’accueillir chaque jour de nouveaux Daïkinees. Ajoutées aux naissances, ces arrivées ont provoqué l’émergence d’autres fratries. Bientôt, les exilés formeront… une nation.
— Tu t’es décidé à en prendre la tête ?
— Non, je ne serai pas leur roi. J’ai parlé à Shaelynn. Nous formerons un gouvernement d’un genre nouveau. Un gouvernement où l’obstination d’un seul ne pourra conduire à la séparation de tous. Un gouvernement où chacun pourra prendre la parole. Je ne serai que leur guide.
— Est ce différent que d’être leur roi ?
— Je leur montrerai le chemin, mais je ne ferai pas le voyage à leur place.
À ces mots, Akaris sourit. Elhan lui rendit ce sourire. Puis, satisfait, le vieux maître se laissa mourir.

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