Elhan

Background :

Immortel Daikïnee et Premier Guide Cynwäll.

Condamnation du Chasseur.
“Une arme n’est qu’un outil de mauvais augure, car elle devient une extension de la volonté conquérante de l’individu qui la manipule. Celui qui s’impose au faible guide aussi sa main et le trait mortel de son arme.”
– Elhan, premier Guide des Cynwälls

Cry Havoc Nr. 6 Page 50-55.

Nouveau départ.
Akaris attendait patiemment dans l’antichambre. Il ne comprenait pas l’attitude menaçante des combattants qui l’entouraient, mais conclut qu’il devait s’agir là d’un devoir pour les membres de la garde rapprochée du roi Seos. Au bout d’un moment, on lui fit signe d’entrer. Seul face à son monarque, Akaris s’inclina et salua comme il se devait. Malgré cette présentation irréprochable, le roi des Daïkinees semblait courroucé par la présence du guerrier.
— Relevez-vous.
Akaris se remit droit et adopta une posture militaire.
— Le prince m’a fait part d’une étrange requête. Il désire que je vous élève au rang de maître d’armes. C’est bien ça ?
— Il ne m’appartient pas de confirmer les dires du prince, votre Majesté.
— En effet, mais j’espérais que vous pourriez m’éclairer sur les motifs de sa décision. Voyez-vous, Elhan dispose déjà d’un maître d’armes que je ne peux évincer sans raison.
— Peut-être que le prince n’est pas satisfait de son enseignement. J’ai d’ailleurs cru comprendre que sa maîtrise du combat n’était pas sa première qualité.
Le roi fronça les sourcils et son regard se fit plus dur.
— Je suis parfaitement conscient des défauts et des qualités de mon fils.
Akaris crut bon de ne rien ajouter.
— En revanche, je possède bien peu d’informations sur votre personne. Je ne puis confier mon fils à un inconnu.
— Je n’ai rien à cacher.
— Pourtant, votre passé est trouble. On dit que vous avez longtemps côtoyé le peuple de Kel.
— En effet, j’ai participé à la recherche d’Eäkhyn.
— Il est vrai que vous avez la chance de ne pas vieillir.
— Tout comme votre fils, Majesté.
— Tout comme l’un d’entre eux, en effet. Mais la rumeur me rapporte également que vous avez visité le clan des Drunes.
— Je l’ai combattu.
— On me dit que vous avez pactisé avec eux et que leurs traditions obscures ont perverti votre âme.
— J’ai appris à connaître mon ennemi… pour mieux en triompher.
Cette réponse n’était pas satisfaisante. Le roi passa quelques instants à scruter Akaris.
— Je ne vous aime pas. Vous avez beau être un excellent guerrier et un défenseur de notre peuple, je ne vous aime pas. Et je ne vois aucune bonne raison de faire d’un simple garde le maître d’armes de mon fils.
— Si je puis me permettre…
D’un geste agacé, le roi autorisa Akaris à continuer.
— Vous n’avez pas besoin de m’aimer, Majesté. Vous devez simplement être convaincu que je ferais un bon maître d’armes pour le prince.
— Il est vrai que votre réputation est aussi celle d’un guerrier talentueux. Mais le prince a déjà un maître d’armes.
— Celui-ci a échoué. Le prince n’est pas un guerrier.
En se raidissant, le roi intima l’ordre à Akaris de se taire. Puis, il se leva et vint se poster devant le guerrier daïkinee.
— Et toi, dont on me dit que je dois me méfier, tu ferais de mon fils, Elhan, un elfe robuste et vaillant ?
— Je ferai d’Elhan le meilleur des princes pour les Daïkinees.


Première leçon.
La respiration d’Akaris était régulière. Il se sentait à l’aise, malgré les lourdes protections qu’il portait. Il resserra doucement sa prise sur son bâton et attaqua le prince. Elhan amorça une parade, mais ne put éviter le coup. Toutefois, il résista à l’impact et tint bon sur ses deux jambes. À son tour, il serra son bâton et se prépara à contre-attaquer. Sous son casque, Akaris esquissa un sourire. Le prince faisait des progrès. Lorsque le jeune héritier passa à l’attaque, Akaris se contenta d’esquiver sans riposter. Il fallait laisser au prince l’opportunité de comprendre ses erreurs sans le marteler de coups. À nouveau, les combattants se faisaient face, tournant lentement dans la salle d’armes royale. Akaris enseignait au prince un art du combat inédit et personne n’était autorisé à assister à ces séances. Patiemment, le guerrier daïkinee testait les nerfs de son élève. Il accumulait les feintes et les faux départs. Après plusieurs minutes, n’y tenant plus, le prince jeta toutes ses forces dans un ultime assaut. Akaris en profita pour se décaler légèrement et le faire trébucher. Le jeune elfe resta couché au sol un instant. Puis, il se redressa, retira son casque et laissa échapper un juron.
— Maître Akaris !
— Oui, Altesse ?
— J’en ai assez, je n’arrive à rien !
— En effet.
Face à ce constat humiliant, le prince devint rouge de colère.
— Vous n’avez pas le droit de vous moquer de moi ! Vous êtes mon serviteur !
— Je vous prie de m’excuser, prince.
Elhan se calma. Puis, il jeta son bâton.
— Tout cela n’a aucun sens. Je n’aime pas me battre. J’en ai assez de ces entraînements stupides.
— Que dira votre père lorsqu’il apprendra cette décision ?
— Depuis quand vous souciez-vous de mon père ? Je me moque de ce qu’il pensera, je veux poursuivre nos discussions. C’est pour cela que j’ai demandé votre promotion.
Le jeune prince s’était assis sur son casque. Akaris se rapprocha.
— Je suis un guerrier. Je ne peux vous enseigner que l’art du combat.
— Non, vous n’êtes pas qu’un guerrier. Vous vous posez des questions, comme moi. Voilà pourquoi je vous ai attaché à ma personne, pour calmer mes angoisses et apaiser mes doutes. Pas pour m’enseigner le maniement du bâton.
— Pourtant, c’est la même chose.
Elhan redressa la tête et adressa un regard interrogateur à son maître d’armes.
— Vous éprouvez le doute et la peur. Vous cherchez des réponses. Elles sont toutes dans
nos combats.
— Décidément, je ne comprends rien.
— À quoi pensiez-vous lors de votre dernier assaut ?
— À vous battre.
— Et lorsque je vous ai attaqué un peu plus tôt ?
Elhan hésita.
— À rien.
— Ou presque. C’est pour cela que vous avez partiellement bloqué mon coup.
— Je ne…
— Vous étiez parvenu à prendre de la distance par rapport à la bataille. Vous étiez lucide et maître de vous-même. Alors vous avez pu voir mon coup arriver et le parer.
— Ou presque. Mais quel rapport avec mes interrogations concernant la place des elfes dans la Création ?
— Si vous parvenez à retrouver ce calme hors du combat, vous pourrez être lucide en toute occasion. Face à toutes les questions.
Elhan regarda Akaris avec émerveillement. Il se redressa, le casque sous la main.
— Je suis prêt !
— Non. Nous nous sommes assez battus pour aujourd’hui.
Akaris se détourna et s’éloigna, songeur. Puis, il se retourna vers le prince.
— Asseyez-vous par terre et appliquez-vous à retrouver cette sensation de lucidité que vous avez ressentie durant notre combat.
— Pardon ?
— Faites ce que je vous dis.
Alliant le geste à la parole, Akaris s’assit sur le sol et ferma les yeux. Lui aussi essayait de retrouver la lucidité du combat. Face au silence de son maître, Elhan fit de même.


Enjeux politiques.
Cette fois-ci, il n’y avait aucun garde dans l’antichambre. Akaris savait que ce n’était pas à cause de l’heure tardive. Il s’apprêta au pire et toqua à la porte.
— Entrez, répondit une voix lasse.
Akaris s’exécuta et découvrit le roi Seos, planté devant la fenêtre de son sanctuaire. Le souverain admirait le terrible orage qui sévissait sur Quithayran. Il semblait puiser de la force dans ce déchaînement des éléments, mais Akaris pouvait percevoir les signes de sa vieillesse.
— Je suis à votre disposition, Majesté.
Un éclair fendit le ciel. Seos se retourna vers le maître d’armes.
— Je vous donne congé. Vous pouvez retourner dans vos terres et vaquer à vos occupations.
Akaris accusa le coup, mais sans rien montrer.
— Puis-je connaître le motif de ce congé, votre Majesté.
— Je suis le roi de Quithayran, je n’ai pas à m’expliquer devant mes sujets !
— Vous devrez vous expliquer face au prince.
Les traits du monarque se crispèrent. À grandes enjambées, il se rapprocha d’Akaris.
— Et je lui dirai la vérité. Que vous pervertissez son esprit avec des questionnements éthiques sans objet. Que vous avez abusé de ma confiance et que vous détruisez ses chances d’accéder au trône !
Les deux elfes se faisaient face, désormais, à moins d’un mètre l’un de l’autre.
— Je fais d’Elhan le meilleur prince pour les Daïkinees.
— Ah, vous croyez ? Vous vous trompez, Akaris. Dans ma cour, on ne parle que de vos séances d’entraînement absurdes et de vos discussions ésotériques. On rit des questionnements du prince et on le traite de fou. Ou pire… de paria.
— Cela n’a pas de sens.
— Ce n’est pas à vous d’en juger !
Un nouvel éclair fendit le ciel. Seos avait encore suffisamment de force pour rappeler à Akaris qui était le roi des Daïkinees.
— La nature est notre guide. Les dieux sont nos guides. Pas la morale et la philosophie des mortels qui sont à leur image : fragiles, inconsistantes, dénuées de sens. Elles brisent le lien qui unit un Daïkinee à sa nature profonde, ce lien que vous tentez de détruire chez mon fils.
— Je ne veux rien détruire. Si ce lien existe, je tente simplement de faire en sorte que le prince en prenne conscience et puisse le contempler avec lucidité.
— Vous n’êtes qu’un fou. Pas un maître d’armes ni même un sage. Vous n’êtes qu’un fou que la quête du roi de l’Aube et les envoûtements des Drunes ont dévoyé.
— C’est faux. Je peux constater la validité de mon enseignement par des faits avérés. Le prince change, il devient un véritable guerrier.
— Non ! Il devient fou, comme vous !
— L’enseignement que j’inculque au prince n’est pas fondé sur un ramassis de croyances et de superstitions keltoises. Il est fondé sur une expérience authentique, une pratique sincère, efficace et quotidienne.
— Vos propos n’ont aucun sens.
— Le jeune prince, lui, comprend.
— Non, c’est terminé. Je suis le roi et je vous renvoie loin de lui.
D’un simple regard, Seos congédia Akaris et retourna près de la fenêtre, mais le maître d’armes ne bougea pas.
— Je ne partirai pas.
— Comment ?
Aiguillonné par ce qui lui restait de sa force naturelle, Seos se précipita vers Akaris.
— Je ne partirai pas, réitéra le précepteur d’Elhan.
— Vous n’avez pas le choix, Akaris, je suis le monarque de ce pays.
— J’en suis le meilleur guerrier.
— Vous n’êtes qu’un fanfaron !
— Et vous, un vieillard.
Le maître d’armes faisait face à son roi. Ses dernières paroles avaient sonné comme un avertissement.
Seos fut trahi par son instinct; la peur prenait le dessus et le poussait à battre en retraite.
— Vous n’oseriez pas…
Le roi avait reculé sans en être réellement conscient, réalisant sans doute où le mènerait ce conflit. Affaibli, il manqua de trébucher, mais Akaris le soutint avec une gentillesse inattendue.
— J’oserai tout. J’ai longuement côtoyé le peuple de Kel. Je sais que leur arrivée sur Aarklash précipitera le continent dans un conflit dont aucun peuple ne sortira indemne. Je sais que, bientôt, des forces divines s’affronteront sur nos terres. Et lorsque ce sera le cas, notre souverain devra être suffisamment lucide pour montrer la voie à notre peuple.
— Je sais fort bien guider mes sujets !
Le vent était si violent, dehors, qu’il força la fenêtre à s’ouvrir. Le roi s’était redressé, mais Akaris n’était pas dupe quant à sa faiblesse.
— Les temps ont changé, Majesté. Bientôt, les Daïkinees auront la responsabilité de guider les nations d’Aarklash dans la bataille. Nous sommes sages et savons observer les cycles de la vie, mais nos traditions nous empêchent d’être lucides.
Le regard de Seos se troubla, songeur. La voix d’Akaris se fit plus douce.
— Votre vie et votre règne touchent à leur fin, Majesté. Ne m’empêchez pas de préparer Elhan à ce qui l’attend.


Dernière leçon.
Akaris était fatigué. Toute la journée, il s’était battu dans les rues de Laureken au nom de son prince. Ce soir-là, il sentait pour la première fois le poids de Serrèlis s’abattre sur ses épaules. Pourtant, il savait que le problème ne pouvait attendre. Lorsqu’il entra dans le sanctuaire d’Elhan, les conseillers de celui-ci cessèrent aussitôt leur discussion. Malgré la mort de Seos, la réputation d’Akaris lui valait toujours les regards méfiants de ses congénères. Le roi Elhan congédia sa suite d’un geste las. Puis, il s’assit à la table d’état-major et poussa les cartes dans un coin avec un profond soupir.
— Qu’y a-t-il, Akaris ?
— Majesté, c’est plutôt moi qui devrais vous poser cette question.
— Eh bien, posez-la donc.
— Qu’y a-t-il, mon roi ?
— Appelez-moi Elhan… et je ne vois pas à quoi vous faites allusion.
— J’étais au front toute la journée, mais j’ai su rester lucide sur le cours de la bataille. De la guerre, même.
— Je suis heureux de constater que mon maître suit les enseignements qu’il me prodigue. Malheureusement, je ne partage pas votre sagesse, ce soir.
— Disons que je n’ai pas saisi la logique de votre stratégie, Majesté.
— Cela arrive, parfois, au cœur de la bataille. Vous n’étiez peut-être pas aussi lucide que vous l’auriez souhaité. Et je vous ai déjà dit de ne pas m’appeler ainsi.
— C’est pourtant ce que vous êtes : le roi des Daïkinees.
— Pas tant que je n’aurais pas vaincu mon frère.
— Je ne pense pas que vous gagnerez Serrèlis.
— Pardon ?
Elhan avait redressé la tête. Akaris réprima un sourire de satisfaction : il avait sorti son élève de sa léthargie. Tout n’était pas perdu.
— Rien ne sert de dégainer son sabre si l’on n’est pas prêt à tuer.
— Je sais, mais je ne vois pas le rapport avec Serrèlis.
— Vous ne voulez pas gagner cette guerre. Vous ne voulez même pas la mener.
— Il est vrai que je ne l’ai pas souhaitée. Ce conflit absurde aurait pu se résoudre par la voie diplomatique si d’aucuns ne s’étaient obstinés à me traiter de fou.
— Je n’ai pas été assez clair : vous ne voulez pas monter sur le trône.
— Et cette révélation vous est venue tandis que vous massacriez nos frères ?
— Oui. Votre stratégie n’est pas celle d’un commandant désireux de l’emporter.
— Je croyais que je ne devais rien désirer. Que je devais simplement agir.
— Oui, mais pas comme une marionnette. À défaut d’agir avec émotion, vous devez agir avec sincérité.
Elhan ne répondit rien. Le silence dura plus d’une minute, mais aucun des deux elfes ne bougea d’un pouce.
— Je ne veux pas gagner cette guerre. Je ne veux pas être roi.
— Pourquoi ?
— Je ne veux ni causer la mort de mes frères, ni diriger leur vie.
— Votre peuple a besoin de vous.
— Non. Ce n’est pas ce que vous m’avez enseigné.
— Qu’avez-vous donc appris ?
— Que je devais rester lucide et sincère envers moi-même. Pas que je devais servir mon peuple.
— Je vous ai enseigné cela en sachant que vous étiez le prince héritier.
— Vous m’avez montré comment prendre la bonne décision, pas celle que l’on attend de moi.
— Très bien. Que voulez-vous en ce cas ? Depuis que je vous connais, vous vous contentez de refuser et de clamer ce que vous ne voulez pas.
— Oui, car ma vie est faite d’obligations. Pendant toutes ces années, personne ne s’est jamais soucié de ce que je voulais. Pas même vous.
Cette réplique heurta Akaris aussi durement que le plus terrible des coups de bâton.
— Je m’en préoccupe, désormais. Que désirez-vous ?
— Vous vous rappelez notre première séance d’entraînement ? Cette lucidité que j’ai ressentie au moment où vous m’attaquiez ?
— Bien sûr, nous n’avons cessé de la chercher ces dernières années.
— Je veux retrouver cette lucidité. Ce calme dans mon esprit, cette douce chaleur dans mon cœur. Il n’y a que cela qui compte à mes yeux. Les conflits frontaliers, les relations avec les Fayes et la conduite du royaume sont des sujets aussi étrangers à mes yeux que mes préoccupations peuvent l’être pour Silmaë.
— Je ne sais que vous dire, Majesté. Je souhaitais faire de vous le meilleur roi pour les Daïkinees.
Akaris s’était assis à son tour. Il laissa la fatigue apparaître sur son visage. Elhan se leva et posa sa main sur l’épaule du maître d’armes.
— Je sais, mais vous n’avez fait qu’accroître mon désir de refuser cette charge. Cela fait longtemps que j’y réfléchis. D’une certaine façon, je pense que je savais, depuis notre première leçon, que je ne voulais pas être le roi des Daïkinees.
— Alors, pourquoi mener Serrèlis ?
— Parce que mes proches souhaitent me voir monter sur le trône. Je n’ai pas eu le courage de les décevoir.
— Vous venez de me décevoir, moi.
— J’en suis désolé. Répondre à vos interrogations rendait cet aveu plus facile. Ainsi que notre complicité. Face à ma cour, les choses sont bien plus difficiles.
— Ai-je donc été un si mauvais maître ?
— Bien sûr que non, répondit Elhan sans émotion apparente. Vous avez changé ma vie.
— Alors, faites-moi le plaisir d’avoir le courage de briser leurs espoirs comme vous avez brisé les miens. Vous me devez bien cela, Majesté.
La main d’Elhan se resserra sur l’épaule d’Akaris.
— Il est vrai. Cette nuit, j’irai voir Silmaë et abdiquerai en sa faveur.
— Et ensuite ?
— Je partirai, loin de Laureken. J’irai méditer sur la nature et ma place sur Aarklash. Je retrouverai la lucidité de ma première leçon.
— Mon enseignement n’a donc pas été complètement vain…
— Certainement pas. D’ailleurs, je souhaite que vous veniez avec moi.
Akaris se leva. Il regarda Elhan droit dans les yeux.
— Je ne suis que votre guide. Je peux vous montrer le chemin, mais je ne peux pas faire le voyage à votre place.
— Bien. Je partirai seul.


Les exilés.
L’inconnu attendait depuis longtemps aux portes de Laureken. Lahn commençait à peine à darder ses rayons sur Aarklash, mais le Daïkinee avait déjà eu une longue journée. Il n’avait pas dormi de la nuit. Il ne devait pas faillir. Bientôt, le prince tenterait de quitter la capitale de Quithayran. Ensuite, il serait trop tard pour le suivre. Outre ce terrible impératif, l’inconnu s’inquiétait des silhouettes qui se massaient dans les rues voisines. Visiblement, la rumeur s’était déjà répandue dans la cité elfique : Elhan avait abdiqué au profit de Silmaë. De toute évidence, il n’était pas le seul à attendre le prince. Pourquoi ? Désormais, sa mort n’apporterait rien d’autre à son assassin que l’opprobre de tout un peuple. Dans le doute, l’inconnu serra contre lui son bâton de marche et rajusta le capuchon de sa cape pour qu’il masque complètement son visage. Au même instant, une nouvelle silhouette s’avança vers les portes. Reconnaissant immédiatement la démarche d’Elhan, l’inconnu fut le premier à réagir. Pourtant, il n’osa pas aller à la rencontre du prince, tout au plus se prépara-t-il à le suivre dans les profondeurs de Quithayran. Les Daïkinees regroupés devant les portes n’avaient pas les mêmes intentions. Ils furent nombreux à marcher vers le prince. Instinctivement, celui-ci porta la main à la garde de son épée. Ceux qui se précipitaient vers lui étaient des serviteurs du palais et des proches de la famille royale. L’inconnu demeura dans l’ombre, prêt à intervenir. Visiblement, le prince aussi avait reconnu ceux qui s’avançaient vers lui.
— Que me voulez-vous ?
— Nous avons appris la nouvelle, Altesse.
— Ne m’appelez pas ainsi, surtout si vous avez appris la nouvelle.
— Alors, c’est vrai ? Vous avez été vaincu ?
— Si tel était le cas, je ne serais pas ici, mais dans une geôle. J’ai décidé de partir.
L’inconnu remarqua que tous les elfes présents sur la place écoutaient cette conversation. Entendant cette dernière réplique, beaucoup secouèrent la tête, comme hébétés. L’interlocuteur du prince restait sans voix. Un autre, plus jeune, prit le relais.
— Je veux venir avec vous, mon prince !
— Je ne suis plus ton prince… et je pars seul.
— Mais je ne peux supporter de rester ici !
— Pourquoi ?
— Je vous ai prêté allégeance, je me suis battu pour vous. Cela fait tant d’années que j’attends de vous voir monter sur le trône que je ne supporterai pas de voir un autre le faire !
— Moi, je le supporte. Alors, si tu m’as vraiment prêté allégeance, tu le supporteras aussi. Et tu ne viendras pas avec moi. Je pars loin d’ici, loin de Laureken et de notre forêt. Tu n’y survivrais pas.
Le jeune elfe était abattu. La voix d’Elhan était douce, mais son discours ne souffrait aucune réplique.
— Mon exil me coûtera peut-être la vie. C’est un risque que je ne peux faire courir à aucun autre elfe.
À ces mots, une femme s’avança.
— Moi, je veux le prendre.
Le poids de sa décision et de la dernière nuit pesait lourdement sur Elhan. Sa patience était déjà à bout. Il embrassa du regard l’assemblée et, à regret, força la voix pour que tous l’entendent.
— Je ne suis plus votre prince. Vous devez obéissance au roi Silmaë. Je pars loin de Quithayran pour trouver quelque chose qui n’a d’importance qu’à mes yeux. Retournez à vos vies et oubliez-moi !
L’elfe qui avait provoqué cette déclaration s’avança de nouveau.
— Je pourrais vous oublier, mais pas les questions qui hantent mes nuits.
L’inconnu et Elhan se raidirent. Le prince s’approcha de l’elfe.
— Quelles questions ?
— Pourquoi les humains sont-ils venus sur Aarklash ? Que font-ils dans la plaine d’Avagddu ? Leur présence me fait peur. J’ai l’impression que notre monde change. On m’a dit que vous vous posiez les mêmes questions. Que c’est pour ça que vous ne poursuiviez pas Serrèlis.
Elhan resta pétrifié. L’inconnu pouvait lire le doute sur son visage. Finalement, l’ancien prince posa la main sur l’épaule de la femme.
— Quel est ton nom ?
Shaelynn.
— Shaelynn, es-tu prête à devenir une cynwäll ?
— Si c’est le prix à payer pour trouver les réponses… oui.
— Alors, tu peux venir avec moi.
Shaelynn sourit comme une enfant. Encouragés par ce succès, d’autres elfes s’approchèrent du prince. Parmi eux, l’inconnu reconnut Érysio, un ancien conseiller.
— Majesté, nous aussi nous voulons trouver des réponses.
Elhan se retourna et les contempla avec gentillesse.
— Non, vieil ami, vous croyez que je pars organiser une rébellion, mais il n’en est rien. Votre place est ici, avec mon frère.
— Il faudrait que votre frère en soit convaincu. Nous vous avons toujours soutenu, nul doute qu’il nous considère toujours comme des ennemis et ce, malgré votre départ. Rester ici est trop dangereux pour nous.
— Pas plus que de venir avec moi. Au moins, vous avez de bonnes raisons de rester, alors que vous n’en avez aucune pour venir avec moi.
D’autres Daïkinees s’avancèrent.
— Nous voulons vous suivre, prince, nous vous avons toujours préféré à votre frère !
— Vous me préférez alors que vous ne me connaissez pas. Mon frère sera un bien meilleur souverain. Restez ici et soyez de bons Daïkinees.
Un vieil elfe solitaire fit un pas vers Elhan
— Je vous accompagne. Je n’ai jamais été un bon Daïkinee et ne le serai pas plus après votre départ. Je préfère être un cynwäll.
À nouveau, Elhan douta.
— Alors, tu peux venir avec moi.
À la suite du vieil elfe, d’autres prirent la parole. À chaque fois, Elhan mit à l’épreuve leur motivation et leur conviction. Il ne retint que les parias, comme lui, et rejeta les agitateurs politiques et les adorateurs écervelés. Au bout du compte, tous les elfes présents s’étaient soumis à la sagacité du prince cynwäll… tous, sauf l’inconnu. Caché dans l’ombre, celui-ci réalisa que le départ était imminent. Il ne pouvait plus se contenter de le suivre. Il fallait se joindre à cette fraternité, maintenant ou jamais.
L’inconnu se concentra un bref instant, puis s’approcha.
— Elhan. Je veux également te suivre.
L’exilé se tourna vers l’inconnu.
— Pourquoi, vieil elfe ?
Akaris rabattit la capuche qui cachait son visage.
— J’étais déjà un exilé bien avant d’entrer à ton service, Elhan.


Vers Wyde
Le vent soufflait si fort dans la vallée que les exilés ne s’entendaient pas les uns les autres. Progressant le long d’une paroi rocheuse, ils luttaient à chaque instant contre les bourrasques qui menaçaient de les jeter dans le vide. Elhan menait la troupe, Akaris fermait la marche. Aucun des deux ne prêtait attention au spectacle de la nature : cette vallée tapissée d’une majestueuse forêt et encadrée par des sommets si impressionnants que personne ne pouvait douter qu’ils avaient été façonnés par les dieux. Akaris ne pensait qu’à la pierre sous ses pieds et contre ses mains, à la peur de chuter. Pourtant, il s’étonna de la nature de cette angoisse. Au fil de ces longues semaines d’exil, l’idée de perdre la vie avait laissé la place à une étrange sensation. Désormais, il se préoccupait plus des autres exilés que de lui-même. L’immobilité de celui qui le précédait ramena Akaris à la réalité. Relevant la tête, il aperçut, à l’autre bout de la file indienne, Elhan qui tentait de lui parler. Rien à faire, la fureur du vent étouffait tous les sons. Elhan se ravisa et montra une corde à Akaris, puis désigna l’exilé placé derrière lui. Akaris comprit aussitôt la mesure qu’Elhan souhaitait prendre. Au même instant, une bourrasque souffla sur les exilés ; Shaelynn perdit l’équilibre et tomba. Les Daïkinees restèrent pétrifiés, contemplant leur camarade qui semblait flotter dans le vide, le visage crispé par la peur. Les regards d’Elhan et d’Akaris s’étaient croisés au moment même où Shaelynn était emportée. Sans réfléchir, Akaris avait tendu la main et, comme par réflexe, Elhan lui avait jeté une extrémité de la corde. Tout en la saisissant, Akaris avait sauté dans le vide. Stupéfaits, les exilés se précipitèrent pour tenter d’aider Elhan, tandis que le maître d’armes filait comme une flèche vers Shaelynn. Le prince avait bon espoir que le poids supérieur d’Akaris permettrait à celui-ci de rattraper la jeune femme en plein vol. Akaris, lui, ne pensait à rien. Il sentait le contact rugueux de la corde dans sa main gauche et la tension des muscles de son bras droit, tendu vers le vide. Le vent glacé fouettait ses joues et agitait, loin en dessous, les branches des arbres. Traversant la forêt, une rivière serpentait et terminait sa course dans une bruyante cascade. Des oiseaux volaient et chantaient un peu partout. Quelques cailloux, arrachés à la montagne par la chute de Shaelynn, rebondissaient le long de la paroi. L’exilée criait, mais Akaris ne pouvait pas l’entendre. Il constata simplement que la distance qui le séparait d’elle diminuait rapidement. Le maître d’armes sentit un léger frôlement lorsque ses doigts touchèrent ceux de Shaelynn, des doigts dont l’exil n’avait pas encore détruit la délicatesse. Il saisit vivement la main qu’elle lui tendait, mais sans serrer. Au même instant, la corde se tendit, mettant un terme à la chute des deux exilés. Tout en haut, Elhan s’était raidi du mieux qu’il pouvait, la corde enroulée autour de la taille. C’était pour le suivre qu’Akaris et Shaelynn avaient mis leur existence en danger ; il ne les laisserait pas mourir. Mais les deux exilés pesaient lourd. Plus bas, Akaris supportait la charge d’un seul bras. Il prit conscience de la douleur qui déchirait son muscle et se concentra pour ne pas en souffrir. Il sentit soudain la main de Shaelynn lui échapper. D’un regard, le maître d’armes comprit ce que la jeune Daïkinee tentait de faire et raffermit aussitôt sa prise pour ne pas la laisser tomber. Sur la corniche, les exilés aidaient Elhan à remonter leurs deux compagnons. Lentement, Akaris et Shaelynn se rapprochaient de la troupe. Akaris appuya ses jambes contre la paroi et incita Shaelynn à faire de même. La montée en fut facilitée et, en un temps étonnamment court, les deux elfes se retrouvèrent sur la terre ferme auprès de leurs compagnons. Elhan était heureux de voir son vieux maître sain et sauf. Pourtant, il perçut quelque chose de nouveau dans son regard. Sans dire un mot, Akaris saisit la corde et fit signe à tous ses compagnons de se la passer autour de la taille. Plus aucun exilé ne tomberait seul.

Fratrie
Il était tôt, et une brume cotonneuse baignait encore les prairies vallonnées du creuset de l’exil. Depuis le chemin qu’il empruntait, Akaris pouvait contempler la première fratrie équanime et les champs alentour. À la vue de ceux-ci, il resserra sous son bras la pile de parchemins qu’il transportait et pressa le pas. Elhan était assis en tailleur au sommet de la colline. Le torse nu, un simple pagne noué à la taille, il méditait et goûtait au plaisir de la fraîcheur matinale. Il perçut l’approche de son maître, mais préféra l’ignorer et garda les yeux fermés. Akaris fut déconcerté par ce silence, mais fit comme si de rien n’était.
— Votre méditation est loin d’être parfaite, Elhan.
— Qu’en savez-vous ?
— Je vous ai déjà dit que le calme dans l’action vaut mieux que le calme dans l’inaction. Et vous appréciez trop cette région.
Elhan ouvrit les yeux.
— Autant que vous, il me semble.
— En effet, elle est prometteuse, mais ne donnera rien si nous ne faisons aucun effort.
— Pour autant que je sache, vous les faites déjà. J’imagine que ces parchemins sont de nouveaux projets d’irrigation et de construction.
— En effet, je tiens à obtenir le maximum de ce creuset.
— Ces terres fournissent suffisamment de nourriture pour nous tous.
— Aujourd’hui, oui. Mais demain, elles devront nourrir nos enfants et ceux qui nous rejoindront.
— Qui nous rejoindrait ? De qui parlez-vous ? De mes futurs sujets ? De ces parias qui formeront une nation d’exilés ?
« Nation » avait été prononcé avec une pointe de dégoût dans la voix.
— Pourquoi pas ?
Elhan demeura silencieux.
— Pourquoi ne voulez-vous pas en parler ? J’ai remarqué que la vision dont je vous ai fait part lors de notre arrivée ici ne vous a pas plu. Vous n’avez jamais abordé le sujet, depuis tout ce temps.
— Je ne souhaite pas entrer en conflit avec vous.
— Moi non plus.
— Alors, pourquoi persistez-vous à me parler de cette nation d’exilés ? Vous savez très bien que je ne veux être le roi de personne !
— La Vérité doit être répandue.
— Pourquoi ?
— D’autres cherchent les mêmes réponses que vous. Ils ont besoin de vous pour les trouver.
— Chercher la Vérité est une quête personnelle.
L’obstination d’Elhan avait conduit Akaris dans une impasse. Il se concentra brièvement et poursuivit.
— Aarklash sera bientôt déchiré par un terrible choix. Les peuples qui nous entourent auront besoin de notre lucidité.
Elhan plongea son regard dans celui de son maître.
— Est-ce lors de votre élévation que vous avez réalisé cela ?
— Oui.
— Non. Vous mentez.
— Je ne ferais jamais une chose pareille.
— Vous l’avez déjà fait.
Elhan s’était relevé.
— Soyez plus clair.
— Vous êtes un guerrier, Akaris, pas un orateur. Lorsque nous nous sommes installés ici, votre discours était trop bien ficelé pour être spontané. Je me suis demandé depuis combien de temps cette idée de nation mûrissait dans votre esprit.
— Et ?
— Et j’ai fait preuve de lucidité.
— Très bien.
— Vous le saviez depuis le début de notre exil. C’est pour cela que vous m’avez rejoint.
Akaris ne sut quoi répondre.
— Votre silence sonne comme un aveu.
Le maître d’armes parvint à se ressaisir.
— Pourquoi avoir attendu ce matin pour en parler ?
— Qu’importe. Ma réponse susciterait-elle une nouvelle leçon de votre part ? Une nouvelle introspection de mon esprit de paria ? Je ne suis pas certain de vouloir encore écouter vos enseignements. Ou plutôt, vos mensonges.
— Je n’ai jamais prétendu vous dire la vérité, j’ai simplement dit que je serais votre guide.
Elhan resta stupéfait. Les larmes menaçaient de surgir, mais il parvint à les retenir.
— Vous pourriez au moins faire semblant d’être désolé.
— Tout ce que je fais, c’est pour votre bien.
— À qui mentez-vous lorsque vous dites cela ? À moi ou à vous ?
Akaris s’abstint de répondre et laissa Elhan poursuivre.
— Vous n’avez pas agi pour mon bien, mais pour votre bien, pour votre rêve de nation éclairée.
Visiblement ému, le prince exilé se força à conclure.
— Vous êtes un menteur. Je ne veux plus jamais vous voir.
Akaris voulut se défendre, mais il connaissait trop bien son élève. La lucidité qu’il lui avait enseignée se retournait désormais contre lui. Il posa les parchemins aux pieds d’Elhan et partit calmement. L’ancien maître d’armes s’enferma dans ses appartements de la fratrie. Rapidement, une rumeur se répandit chez les exilés : Akaris écrivait un livre sur la Vérité. Le maître et l’élève ne se revirent plus pendant des décennies…


La fin ?
Akaris se réveilla en sursaut. Maladroitement, il alluma une bougie et la lumière se répandit dans sa chambre. À nouveau, on toqua à la porte.
— Entrez.
Elhan ouvrit la porte, mais n’entra pas. Akaris le contempla sans rien dire. Puis, l’exilé se décida à entrer. Il s’empara d’un tabouret et s’assit au chevet de son ancien maître.
— On m’a dit que vous étiez très malade.
— En effet.
— Vous êtes comme moi, immortel. Vous ne pouvez pas être mourant.
— J’ai pu le décider.
— Pourquoi ?
— Je n’ai plus rien à faire ici.
Elhan dévisagea son maître.
— On m’a dit que vous écriviez un livre.
— J’ai terminé.
D’un geste, Akaris désigna un grimoire sur son bureau. Elhan se releva et alla inspecter l’ouvrage. Sur la couverture, il pouvait lire Enseignements d’Akaris. Elhan ouvrit le livre et lut les dernières pages.
— Il n’est pas terminé.
— En effet.
— Pourquoi mourir alors ?
— Je ne peux pas écrire la suite.
Elhan referma le livre.
— Est-ce pour cela que vous m’avez fait venir ?
— Non, je voulais te revoir une dernière fois.
— Voilà un désir bien honteux, mon maître.
— Je suis suffisamment confiant dans ma lucidité pour me permettre quelques écarts.
Elhan se retourna vers Akaris.
— Bien, vous m’avez vu.
Akaris soupira.
— Tu m’en veux toujours ?
— Vous connaissez la réponse.
— Voilà une rancune bien honteuse, mon élève.
— Il ne s’agit pas de rancune. Mon expérience passée démontre que je ne peux vous faire confiance. Je ne veux plus prendre le risque d’être trompé.
— Pourtant, tu es venu.
Elhan détourna le regard. Il serra le poing et l’appuya sur la couverture du grimoire.
— J’ai une question à vous poser.
— Je t’écoute.
— Qu’avez-vous vu chez les Keltois du clan des Drunes ?
— Pourquoi cette question ?
— Le peuple de Kel s’est à nouveau divisé. Certains d’entre eux ont eu une révélation. Ils prétendent qu’un dieu unique viendra bientôt sur Aarklash pour nous détruire et bâtir un monde nouveau. Et, bien que ces mortels prétendent servir le Principe de Clarté, je ne suis pas persuadé qu’ils luttent pour les idéaux de la Lumière.
La douleur pouvait se lire sur le visage d’Akaris.
— Vous saviez que cela arriverait, n’est ce pas ? Qu’avez-vous vu chez les Drunes ?
— J’ai vu les Ténèbres.
— Est-ce que les Ténèbres sont le Mal ?
— Pas plus que la Lumière n’est le Bien.
— Que représentent ces deux choses ?
— C’est pour répondre à cette question qu’Aarklash aura besoin des exilés.
Les yeux d’Elhan étaient humides. Il revint s’asseoir au chevet de son maître.
— Pourquoi ne pas avoir commencé par là, ce jour où vous m’avez mis un bâton entre les mains ?
— M’aurais-tu écouté, alors ?
— Oui !
— Je n’en étais pas certain. Et moi-même je ne savais pas où j’allais. J’avais seulement la certitude que les Daïkinees avaient un rôle à jouer dans le conflit qui s’annonçait. Je voulais te préparer à cela.
— En provoquant mon exil ?
— Non, l’annonce de ton abdication fut une véritable défaite. J’ai cru que tout était perdu.
— Pourquoi m’avoir suivi ?
— J’ai pris du recul. Je me suis rendu compte que je devais aller jusqu’au bout. Si les Daïkinees ne voulaient pas m’écouter, peut-être que les exilés le feraient. Je ne regrette pas ma décision.
— Vous m’avez manipulé.
— J’espérais qu’en provoquant ton élévation, je te rallierais à ma cause. Mais je fus pris à mon propre jeu.
— C’est-à-dire ?
— C’est toi qui m’as fait atteindre la Vérité.
Interdit, Elhan préféra ne pas interrompre son mentor.
— Tout ce temps, j’ai cru être le maître, alors qu’en vérité, j’étais l’élève. T’inculquer la lucidité m’a forcé à la rechercher moi-même.
— Vous vous êtes élevé, pas moi.
— Tu t’élèveras bientôt.
Du regard, Akaris avait montré le grimoire. Elhan le regarda un instant, puis revint à son maître.
— Votre décision est irrévocable ?
— Je n’ai plus rien à faire ici.
Elhan lutta contre le chagrin qui l’envahissait.
— Vous aviez raison. Les Ténèbres et la Lumière s’affrontent sur Aarklash. Les peuples se déchirent.
— J’aurais préféré avoir tort.
— J’ai au moins une bonne nouvelle à vous annoncer. Vous aviez également raison pour Wyde : la fratrie n’a cessé d’accueillir chaque jour de nouveaux Daïkinees. Ajoutées aux naissances, ces arrivées ont provoqué l’émergence d’autres fratries. Bientôt, les exilés formeront… une nation.
— Tu t’es décidé à en prendre la tête ?
— Non, je ne serai pas leur roi. J’ai parlé à Shaelynn. Nous formerons un gouvernement d’un genre nouveau. Un gouvernement où l’obstination d’un seul ne pourra conduire à la séparation de tous. Un gouvernement où chacun pourra prendre la parole. Je ne serai que leur guide.
— Est ce différent que d’être leur roi ?
— Je leur montrerai le chemin, mais je ne ferai pas le voyage à leur place.
À ces mots, Akaris sourit. Elhan lui rendit ce sourire. Puis, satisfait, le vieux maître se laissa mourir.

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